« Un stupéfiant fétichisme »

Arguments éthiques en faveur de la liberté thérapeutique

 

Par Mark HUNYADI (Publié le 14 mai 1997 dans la revue Médecine & Hygiène, n°2163)

Docteur en philosophie, chercheur et professeur de philosophie sociale, morale et politique à l’Université catholique de Louvain (précédemment Université Laval de Québec).

 

1. Un problème au seuil du problème

Ce n’est qu’avec circonspection et prudence que le philosophe éthicien peut s’aventurer sur un terrain aussi chargé que celui des questions liées à la drogue, et ce pour au moins deux raisons. D’une part, puisqu’il est éthicien, il n’est pas clinicien, et sa parole est pour ainsi dire délestée du poids de l’action et de l’expérience, de même que ses réflexions sont dégagées du poids de la décision à prendre. Cela l’oblige en tout état de cause à une absolue modestie, cela l’oblige aussi à ne jamais perdre de vue que son éventuelle contribution ne peut valoir que comme un point de vue possible au sein d’un champ argumentatif qui en comprend nécessairement beaucoup d’autres.

Mais une deuxième raison, plus profonde, engage à l’extrême prudence. C’est qu’il est extrêmement difficile, même pour l’éthicien supposé professionnel, d’identifier ce qu’est ou ce que sont exactement le ou les problèmes éthiques spécifiquement liés aux toxico-dépendances. En d’autres termes, on se trouve en difficulté au moment même où l’on pose le problème. Par exemple, on peut classiquement définir la problématique éthique liée à la drogue – comme le fait un article du tout récent Dictionnaire de philosophie morale , aux PUF – comme étant constitué par un conflit d’intérêts entre les trois sommets d’un triangle dont l’un représenterait la liberté individuelle, le deuxième le maintien constitutionnellement garanti de l’ordre public par l’Etat et le troisième les impératifs de santé publique qui incombent à ce même Etat. C’est là, assurément, une manière suggestive de poser le problème, et elle correspond bien à nos intuitions de citoyens. Mais il me semble que toute suggestive qu’elle soit, cette élégante présentation d’une tension entre trois points de vue concurrents passe néanmoins à côté d’une des dimensions essentielle dans laquelle se noue le problème éthique lié à la drogue, à savoir la souffrance des sujets toxico-dépendants, non seulement la souffrance dont témoigne leur toxicomanie elle-même – ce à quoi les modèles psychanalytiques nous ont habitué à prêter attention -, mais encore la souffrance bien réelle qu’ils endurent à cause de leur toxicomanie telle qu’ils la vivent dans le présent – une dimension de la souffrance à laquelle les modèles psychanalytiques sont certainement plus sourds. En plaçant d’emblée le problème éthique lié à la drogue sous le signe d’un conflit de droits fondamentaux, comme on le fait classiquement, on perd d’entrée de jeu cette dimension concrète de la souffrance qui est pour ainsi dire le milieu où se joue la relation complexe entre la demande du sujet toxicomane et la réponse thérapeutique possible du médecin. Si cette souffrance est le milieu de la relation patient-médecin, elle est aussi le lieu d’une problématique éthique que le droit ne peut, me semble-t-il, feindre d’ ignorer. Et effectivement, c’est bien cette souffrance qui, à un titre ou à un autre, de près ou de loin, incite à tenter des expériences telles celles qui nous occupent aujourd’hui.

Il y a ainsi un problème au seuil même du problème: en quels termes simplement identifier le problème éthique lié à la toxicomanie en général, à la prescription médicale d’héroïne en particulier?

2. Le salut, ou rien

e ne veux pas me dérober à cette question, mais je ne veux pas non plus me contenter de disserter sur de rassurantes généralités. J’aimerais envisager le problème radicalement – c’est-à-dire à la racine -, et poser la question suivante: pourquoi l’absorption de drogues pose-t-elle des questions éthiques? La réponse est à la fois simple et lourde de conséquences: cette absorption pose des questions éthiques dans la mesure même où les drogues que l’on absorbe sont interdites. Cette réponse est simple, parce que d’une certaine manière, elle tombe sous le sens: si telle drogue n’était pas interdite, son absorption ne poserait évidemment aucun problème moral, pas plus en tout cas que n’en pose a priori la relation à l’usage adulte de tout autre substance, alcool ou nicotine. Mais cette réponse en apparence triviale est lourde de conséquences, dans la mesure même où elle renvoie inévitablement à la question suivante: pourquoi telle drogue est-elle interdite? En formulant la question dans cette simplicité, on se donne aussi la possibilité de fournir des réponses claires à cette même question.

Deux positions de principe

On voit ainsi deux positions de principe s’affronter: la première dit en gros que telle drogue est interdite parce qu’elle est un mal, la deuxième dit, tout aussi schématiquement, que la drogue est un mal parce qu’elle est interdite.
La première – « la drogue est interdite parce qu’elle est un mal » – est apparemment la plus profonde, parce qu’elle se réfère implicitement à un ordre des choses secret, enfoui, à une frontière non dite mais bien réelle entre ce qui est bon d’un côté, ce qui est mal de l’autre; à un principe naturel sous-terrain qui ordonne le cours du monde, et dont on ne percevrait que les symptômes les plus apparents, sous la forme de ce que nous savons confusément être le bien ou le mal. Il adhère à cette vision des choses un quelque chose de théologique ou de métaphysique qui lui confère une sorte de dignité particulière. Ses défenseurs peuvent ainsi affirmer avec l’aplomb des grandes certitudes que puisque la drogue est un mal, il faut tout naturellement l’interdire; l’ordre social se conformera ainsi à l’ordre naturel des choses.
En réalité, je pense que contrairement à l’apparence, loin d’être profonde, cette vision des choses est très naïve, et procède d’une illusion projective dont sont coutumières les pensées théologiques. Il s’agit d’attribuer les caractéristiques du mal à une entité qu’on situe hors de soi; on explique alors le mal par le mal, un peu comme on explique le mal par le Diable, ou le pouvoir somnifère de l’opium par sa vertu dormitive… Autant dire qu’on n’explique rien, et qu’on baigne en pleine tautologie.

L’autre position – « la drogue est un mal parce qu’elle est interdite » – est à la fois beaucoup plus profonde et, me semble-t-il, plus proche de la réalité. Elle permettra aussi, ultimement, je crois, de dédramatiser le débat entre la répression, la maintenance sous méthadone ou la distribution d’héroïne. Pourquoi est-elle plus profonde? Parce qu’elle oblige à briser la tautologie indiquée à l’instant, et nous contraint à nous interroger sur les motifs réels qui poussent à l’interdiction de telle ou telle drogue. Si en soi aucune chose n’est mauvaise, il faut avoir des motifs, affirmés ou secrets, conscients ou inconscients, pour l’interdire. Si l’on admet en effet que la drogue n’est pas un mal en soi, qu’elle ne rassemble pas en elle les caractéristiques du « mal », si l’on admet donc qu’elle n’est pas intrinsèquement mauvaise, mauvaise par nature, mais au contraire qu’elle est toujours considérée comme mauvaise, c’est-à-dire relativement à certains buts ou à certaines valeurs, relativement à certaines visions de l’homme ou de la société, alors nous pouvons nous interroger librement sur le pourquoi de telles interdictions: qu’est-ce qui, fondamentalement, les motive? Quelle est leur raison d’être? Leur bien-fondé?

L’une est tolérée, l’autre pas

On imagine aisément qu’il n’y a pas de réponse simple ni univoque à ce genre de questions. Ce n’est toutefois pas une raison pour ne pas tenter une hypothèse. On ne peut ainsi pas ne pas être frappé par la différence de traitement, sous nos latitudes, entre l’alcool et ce qu’on appelle communément les drogues. Pour justifier l’extrême tolérance dont jouit la consommation d’alcool par rapport à celle de la drogue – alors même que les statisticiens montrent aisément chiffres à l’appui que les dégâts sociaux liés directement ou indirectement à l’alcool sont infiniment plus grands que ceux provoqués par la drogue -, pour justifier cette extrême tolérance donc, on invoque souvent les taxes importantes que perçoit l’Etat sur la vente d’alcool; l’Etat n’aurait pas intérêt à dissuader énergiquement de la consommation d’alcool, étant donné le profit substantiel qu’il y trouve. C’est là toutefois, on en conviendra, une vision très superficielle des choses: car s’il est certain que l’Etat trouve une source de profit non négligeable dans la consommation d’alcool de ses citoyens, le problème fondamental demeure, celui de savoir pourquoi c’est l’alcool – plutôt qu’un autre produit – qui est ainsi étatiquement favorisé; le fait que l’alcool ait une place si officielle dans les comptes nationaux n’est que le symptôme, et non la cause, de la valorisation dont il est l’objet. Il reste toujours à expliquer pourquoi c’est l’alcool qui fait l’objet de tant de sollicitude, et non, par exemple, la drogue.

L’alcool lie, la drogue délie, dit-on

L’hypothèse, la voici – et c’est elle qui me mettra sur les rails de ma thèse elle-même: si la drogue a réussi à rassembler contre elle un consensus encore tenace dans la population, c’est que dans une société comme la nôtre, fondée réellement sur l’échange et le commerce entre les individus, et fondée symboliquement sur le contrat social, qui fondamentalement suppose la communication entre égaux – communication économique sous forme de l’échange marchand, communication politique sous forme de participation à la formation de la volonté politique, ou communication sociale sous forme d’interactions directes entre membres d’une même société; dans une telle société donc, pour qui la communication entre cosociétaires a une valeur absolument fondatrice, la drogue représente la menace suprême, c’est-à-dire la dissolution du lien social et de sa valeur fondatrice, la communication. Alors que l’alcool est perçu comme désinhibiteur et en cela fondamentalement tourné vers autrui, favorisant donc la socialité, la drogue signifie rupture du lien social et menace pour la communication sous toutes ses formes. Alors que l’alcool lie, la drogue délie – telle est en tout cas la perception qu’on en a, fort éloignée évidemment, comme il se doit dans un système de représentations sociales, de la réalité de l’alcoolisme par exemple. Mais ce qui importe ici, ce n’est précisément pas la réalité, mais la représentation sociale (qui est bien souvent un déni de réalité), et la manière dont elle se traduit juridiquement.
C’est à cause de cette différence de perception dans les dangerosités respectives de l’alcool et des drogues que le législateur peut faire valoir, en toute sérénité, pour l’alcool, une distinction entre usage, abus et dépendance, distinction que l’on se refuse obstinément d’appliquer aux drogues. Cette sérénité n’est pas de mise pour les drogues, parce que leur usage est censé inévitablement conduire à l’abus: la menace permanente, diffuse et obsédante, est celle de l’inévitable dépendance pathologique. On évacue par là, contre l’évidence des faits, tous ces cas de consommateurs (y compris d’héroïne) ni dépendants, ni marginalisés. Mais on peut comprendre pourquoi la drogue apparaît ainsi comme une pente glissante, une pente très raide et très glissante: dans une société ultimement fondée sur la communication entre les personnes, l’échange des marchandises, la circulation des informations, dans une telle société donc, le repli sur soi et la fusion (l’inverse même de la communication!) avec un produit dont on devient présomptivement toujours l’esclave représente l’intolérable même, une sorte d’image en négatif de soi-même – la figure même du mal.
Cette distinction latente, mais bien réelle, entre un produit – l’alcool – qui et fondamentalement conforme aux principes réels et symboliques sur lesquels repose notre société, puisqu’il est censé favoriser la communication, et un autre – la drogue – qui, secrètement, menace ces mêmes principes, cette distinction est au centre me semble-t-il des hantises irrationnelles qui se cristallisent autour de la drogue. On en trouve peut-être une confirmation indirecte lorsque l’on constate aujourd’hui la large diffusion des psychotropes en tout genre, et en particulier de ce que l’on appelle les « antalgiques de l’humeur », tel le fameux Prozac, anti-dépresseur apparemment sans danger pour soi ou pour autrui. Là encore, dans une société où l’inhibition, l’absence d’assurance sous toutes ses formes est un obstacle à l’intégration sociale, l’apparition d’un tel produit désinhibiteur apparemment dépourvu d’effets secondaires est une véritable aubaine sociale; elle accomplirait le rêve d’une société fluidifiée, communicationnelle et ouateuse, où chacun serait protégé contre les duretés d’une réalité sociale qui a, précisément, si peu su réaliser la promesse de transparence et de communication qui pourtant la fonde. De tels antalgiques de l’humeur accompliraient le rêve de cette société, en permettant de supporter la réalité qui, justement, dément ce rêve jour après jour; mais à la différence des drogues dont nous parlons, ils le font, si l’on ose dire, en caressant la société dans le sens du poil, ce qui explique que nul ne songe à les interdire, en tout cas pour des raisons morales…

Les fétichistes de la loi

De tels aperçus nécessitent bien sûr confirmation empirique, attestation historique et nuances conceptuelles. Mais quelles que soient les modulations que l’on apporte à ce point de vue, elles devraient à mon sens toutes mettre en évidence ceci: l’interdiction qui pèse sur tel ou tel produit est toujours une construction sociale, et à ce titre puissamment, mais le plus souvent secrètement, motivé par les représentations les plus profondes que l’on a de la société, de ce qu’elle est et surtout de ce que l’on voudrait qu’elle soit. L’interdit, tout interdit en général, est une construction sociale qui révèle en creux, par la négative, l’imaginaire sur lequel repose la société. Face à cela, les fétichistes de la loi tiennent au contraire que toute prohibition a un fondement naturel, en l’occurrence le mal intrinsèque que représente la drogue. Le fétichisme, c’est cela: prendre pour naturel ce qui est au contraire le fruit d’une élaboration sociale, prendre pour naturellement donné ce qui est au contraire le résultat d’une construction historique et culturelle.
Que l’interdit soit une construction sociale, on en a la preuve éclatante lorsque l’on apprend que d’un point de vue pharmacologique, héroïne et morphine sont des produits identiques. On accordera que c’est là une vérité qui ne court pas les rues, tant il est vrai qu’au niveau des représentations du sens commun, la morphine est associée à l’apaisement de la douleur, et se trouve donc de ce point de vue, dans le contexte de son usage médical, connotée positivement, alors que l’héroïne est, elle, associée à la criminalité, à la marginalité et à la déchéance sociale. Comment ne pas conclure que la frontière entre le licite et l’illicite, l’acceptable et l’inacceptable, est une invention de la société qui, au gré de ses intérêts et aspirations, secrètes ou non, stigmatise un produit, et valorise l’autre? On sait par exemple qu’en Angleterre, l’héroïne reste un opiacé légal dans son usage thérapeutique…

Quand on dit donc, à mon sens à juste titre, que telle drogue est un mal parce qu’elle est interdite, – et non l’inverse -, c’est fondamentalement cela qu’on veut dire: ce n’est pas le produit en lui-même qui est un mal, on le constitue en mal au contraire, et ce au gré des représentations, conscientes ou inconscientes, que l’on a de soi-même, tant individuelles que collectives. En ce sens, la prohibition a une signification fondamentalement auto-justificatrice: en prohibant ce qui menace l’image d’elle-même, la collectivité renforce ou croit renforcer cette image.

Le schéma de la kénose

A dire vrai, je ne peux plus entendre aujourd’hui les discours répressionnistes en matière de drogue sans penser immanquablement à ce que philosophes et théologiens appellent la kénose ou le schéma de la kénose, et qui caractérise à mon sens bien plus qu’un simple fait de culture – c’est une véritable structure mentale qui imprègne toute notre tradition. De quoi s’agit-il? Il s’agit d’un schéma permanent dans notre culture, schéma qui prône la purification par le mal, ou la rémission par le mal. C’est ce qu’en termes laïques on peut appeler la politique du pire: il faut exacerber le mal pour qu’enfin le bien puisse advenir. De même que le Christ a dû se dépouiller des attributs de la divinité jusqu’à se faire mettre en croix pour pouvoir ressusciter; de même que chez Marx, le prolétariat doit atteindre le fond de la misère et de la déréliction pour que puisse advenir la révolution rédemptrice et l’émancipation totale de l’Homme, eh, bien, de même, j’ai l’impression qu’à travers le discours répressif, on veut acculer nos toxicomanes à la déchéance, les maintenir dans plus de misère et de souffrances pour que puisse advenir pour eux la seule forme de salut,l’abstinence. Comme dans la kénose christique, comme dans la kénose prolétarienne, c’est le salut, la rédemption, ou rien.
Mais cette vision kénotique n’est pas seulement celle des prohibitionnistes militants, elle est, plus simplement, celle des lois suisses sur les stupéfiants; de l’aveu même d’un juriste, « cette réglementation a pour origine l’idée d’abstinence et pour objectif une société qui serait, dans la mesure du possible, exempte de drogues » .

On sait pourtant depuis longtemps que non seulement la répression n’a aucun effet thérapeutique, mais qu’elle est socialement contre-productive, en induisant la criminalité, et en stigmatisant toujours davantage ses victimes. En outre, au niveau international, la preuve n’est plus à faire de la faillite complète de toutes les politiques anti-drogues menée sous la houlette des Etats-Unis; pour s’en convaincre définitivement, il suffit de lire un magistral petit ouvrage intitulé Drogue, la guerre chimérique, qui en moins de 150 pages dresse un inventaire cinglant des effets pervers dévastateurs des politiques prohibitionnistes . Même constat dans l’excellente dernière édition de l’Atlas mondial des drogues publié par l’Observatoire géopolitique des drogues . Ces mêmes effets pervers s’observent, je l’ai dit, à l’intérieur de chaque société, où les politiques répressives induisent directement ou indirectement une criminalité et une marginalisation dont elles sont immédiatement responsables. Ainsi aux Etats-Unis, seul 6,8 % des délits étaient liés à la drogue en 1980, alors que ce chiffre est passé à 30,5% en 1993. Entre-temps, le Président Reagan avait mené sa « guerre àla drogue », qui en fait se réduisait à une vaine escalade de la répression.

La loi mal-faisante

Mais justement, – et c’est là que nous retrouvons le schéma de la kénose -, je crois précisément que contrairement à ce qu’elles prétendent d’elles-mêmes, c’est ce qu’elles souhaitent secrètement, ces politiques répressives: victimiser, abaisser, avilir, pour stigmatiser et acculer à la rédemption. Le salut pour les drogués, dans cette perspective, c’est l’abstinence; et peu importe à ces nouveaux Pilate que la réalité démente leur réquisitoire et qu’aucune répression n’abolisse jamais le mal, ils ne veulent rien entendre puisque le salut ne peut venir que dans et par plus de mal encore. Au-delà de toutes les évidences empiriques qui contestent toute efficacité à la répression, celle-ci a quelque chose de fondamentalement pervers, qui révèle peut-être son utilité secrète: en prohibant, la répression marginalise, en marginalisant, elle rend les victimes encore plus victimes, créant ainsi de toutes pièces, serait-on tenté de dire, des loques humaines qui par leur seule présence confirment ainsi la malignité du mal qu’elle se propose de combattre. Mais évidemment, le mouvement est circulaire: la répression s’alimente elle-même, en créant la déchéance contre laquelle elle veut lutter. Ses victimes sont à ses yeux sa justification, alors même qu’elles ne sont que sa création. On pourrait dire ainsi que les politiques répressionnistes sont malfaisantes en un sens fondamental, c’est-à-dire qu’elles créent le mal qu’ensuite elles se font fort de combattre. Elles sont littéralement mal-faisantes.

3. Sortir de l’impossible choix

Il faut sortir de ce schéma de la kénose, qui nous intime un impossible choix entre le salut et la déchéance. Car ce choix n’est socialement pas réaliste, et il est thérapeutiquement inefficace.

Il n’est socialement pas réaliste, parce qu’aucune société ne fonctionne sur des schémas aussi binaires, et il n’est aucune zone de lumière qui n’ait sa part d’ombre. Il est d’une naïveté confondante, pour ainsi dire pavlovienne, de vouloir réduire la complexité du problème des toxico-dépendances à celui d’une simple démarcation entre le licite et l’illicite. Les pratiques illégales se modifient avec la même célérité, ou même plus rapidement, que les frontières de la légalité se déplacent, toutes les études le montrent. Mais surtout, les politiques répressives situent d’emblée le débat dans les termes d’une alternative – permettre et interdire–qui est en réalité loin d’être complète.

« Interdiction » et « interdit »

Ainsi, je propose de distinguer – une distinction qui précisément échappe aux pensées binaires – entre interdiction et interdit. L’interdiction, c’est ce qui s’impose avec la force brute de la loi et que brandissent les prohibitionnistes; l’interdiction se dit d’une prohibtion expressis verbis, donc généralement formalisée en termes de loi, aboutissant à punir celui qui y contrevient. Mais l’interdit, lui, n’a pas cette connotation juridico-légaliste. Il renvoie plutôt à un ensemble de pratiques culturelles ou sociales tacitement admises, réglant tel ou tel aspect du comportement personnel ou interpersonnel. Alors que l’interdiction relève du domaine de la loi, l’interdit relève plutôt de celui des moeurs, c’est-à-dire de pratiques socialement intégrées ne requérant pas obligatoirement une formulation explicite. Il est à noter toutefois que ce n’est pas parce que les interdits culturels ne sont pas explicitement formulés qu’ils ne sont pas efficaces: ainsi, pour prendre un exemple, à l’école, il n’y a aucune loi ni règlement qui interdise explicitement aux élèves le mouchardage; or, bien qu’elle ne fasse pas l’objet d’une interdiction spécifique, il est bien clair que pèse sur ce genre de pratiques un interdit particulièrement lourd: toute infraction à l’attitude de solidarité entre élèves est sévèrement punie par ceux-ci, souvent d’ailleurs avec une efficacité tout à fait dissuasive.

Dépénalisation, légalisation

Or cette distinction entre interdiction et interdit, qui est structurellement ignorée par les fétichistes de la loi, se révèle d’une grande portée dans le cadre despolitiques de la drogue. Elle permet notamment de nuancer l’espace qui sépare la dépénalisation de la légalisation.

Dépénaliser, cela veut dire lever l’interdiction juridique qui pèse sur tel ou tel produit, et ne plus considérer comme un crime les pratiques liées à son usage; légaliser, cela veut dire en toute rigueur trouver un cadre de loi approprié pour un usage socialement acceptable des drogues; légaliser, c’est donner un cadre légal pour une pratique qui n’est plus pénalisée. Ni la dépénalisation, ni la légalisation n’encouragent donc ipso facto la consommation généralisée, car légalisation ne veut pas forcément dire banalisation. En effet, – et cela me semble tout à fait essentiel -, que quelque chose soit juridiquement permis ne dissipe pas nécessairement son caractère d’interdit, au sens que j’ai dit. Et c’est pourquoi, si légalisation il y a, il faut indissociablement qu’elle s’accompagne d’un considérable effort d’éducation et de prévention. Une dépénalisation sommaire aurait à n’en pas douter des effets désastreux. La dépénalisation, c’est-à-dire la levée de l’interdiction juridique, n’apparaît plutôt que comme une condition de possibilité pour faire passer telle ou telle drogue de son statut d’être un objet d’interdiction – et donc simultanément de fascination – à celui d’être un objet d’interdit – et c’est l’éducation, au sens très large, qui assure ici le passage de l’un à l’autre. A ceux qui raisonnent binairement en termes de permission/répression, il faut donc répondre que l’alternative qu’ils posent n’est pas complète: entre ce qui est juridiquement permis et ce qui est juridiquement réprimé, il y a tout ce qui est socialement réprouvé et qui de la sorte n’est pas l’objet de la force brute d’une loi, mais celui, précisément, d’une éducation, d’une information, d’une explication, d’une justification.
A ceux en revanche qui n’abordent le problème que sous son aspect clinique, c’est-à-dire une fois que les traitements doivent se mettre en place, il faut rappeler avec force que le problème de la drogue se traite aussi, ô combien, en amont des traitements, par l’éducation et la prévention. Les thérapeutes ne doivent pas faire, me semble-t-il, la faute symétrique des fétichistes de la loi et oublier ces tâches éducatives pour lesquelles ils sont mieux placés que tout autre discoureur.

Si l’on admet la légalisation et la dépénalisation comme condition de possibilité et l’éducation, comme condition d’exercice, on voit tous les bénéfices sociaux que l’on peut en tirer. En dépénalisant, on estompe incontestablement l’attrait du fruit défendu, et surtout, on diminue considérablement la dangerosité de ceux qui non seulement sont dépendants d’un produit, mais sont contraints de l’être dans l’illégalité. C’est cela qui est la source de tous les dangers, comme l’ont compris toutes les politiques dites de « réduction des risques ». On a maintes fois souligné les dégâts personnels et sociaux que provoque cette contrainte à l’illégalité; c’est plus la marginalité que la dépendance qui est handicapante pour les patients – cette notion revient plusieurs fois avec force dans le livre d’Annie Mino, J’accuse les mensonges qui tuent les drogués, et j’en ai été frappé. On retrouve là cette idée que la loi génère directement ou indirectement l’antithèse qu’elle veut combattre, et par là cette intuition centrale que je proposais au départ, selon laquelle ce n’est pas parce que la drogue est un mal qu’elle est interdite, mais bien parce qu’elle est interdite qu’elle est un mal. Je cite encore Annie Mino, qui a sur ce point des phrases très fortes: « Le vrai scandale n’est pas de prescrire de la drogue à des drogués (…). C’est d’avoir affirmé que la toxicomanie était un choix suicidaire, alors que c’est notre politique de prohibition qui imposait aux toxicomanes de risquer la mort à chaque shoot. C’est d’avoir, en un mot, enfermé les consommateurs de drogues dans une image fausse, fabriquée par la prohibition, qui justifiait l’abandon sanitaire dans lequel nous les laissions ».

 

4. Pour la liberté thérapeutique

Cette citation d’Annie Mino m’amène à ma conclusion, plus directement centrée sur les problèmes thérapeutiques eux-mêmes. J’ai parlé de ce modèle implicite de la kénose qui n’entrevoit que le salut, ou rien, et a pour seule arme la prohibition. Je viens de montrer pourquoi une telle politique était irréaliste et nuisible, puisqu’elle croit pouvoir supprimer les problèmes en les interdisant, sans voir d’une part que c’est elle-même qui les crée, sans voir d’autre part qu’elle ne fait à chaque fois que les repousser et les rendre plus difficiles encore.

Mais si de tels réflexes sont socialement nuisibles, il sont aussi, je crois, thérapeutiquement inefficaces. En enfermant a priori les destins individuels dans cette oscillation entre des extrêmes, la logique prohibitionniste sous toutes ses formes empêche d’entendre les souffrances singulières; en n’offrant que le choix de la conversion de la déchéance au salut, on s’interdit de guérir. Elle empêche ainsi d’entrevoir toutes les nuances de gris qui se situent entre le noir de la déchéance et le blanc du salut, cette zone de gris où se situent par exemple les politiques de réduction des risques, les propositions de dépénalisation, puis de libéralisation raisonnable des drogues. Si les thérapeutes veulent pouvoir entendre les souffrances de leurs patients, ainsi que leur demande à chaque fois singulière, c’est dans cette zone de gris qu’ils doivent le faire. Mais cela veut dire qu’eux-mêmes, les thérapeutes, doivent abandonner leur croyance fétichisteen la prohibition, pour libérer l’espace d’une thérapie possible. Lorsque l’on évalue les résultats comparés de la maintenance sous méthadone et de la prescription d’héroïne, la seule question qui se pose est de savoir dans quelle mesure et pour quel cas on arrive à améliorer durablement la santé du patient. Et là-dessus, il faut laisser la parole à ceux qui sont directement concernés, thérapeutes et patients, étant entendu que seuls ces derniers sont aptes à juger du bénéfice subjectif qu’ils retirent de tels ou tels traitements. Autrement dit, c’est là une question qui a bien moins affaire à la morale qu’à la clinique. C’est l’interdiction pesant sur certains stupéfiants qui complique considérablement la donne, et encombre le problème clinique d’une problématique juridico-morale qui lui est par nature étrangère. Et là encore, on retrouve cette intuition que j’exposais au départ, selon laquelle c’est parce qu’une interdiction sociale pèse sur la drogue que son absorption pose un problème moral. Mais à partir du moment où l’on concède, comme j’ai essayé de le montrer, qu’une telle interdiction, loin de reposer sur la nature du produit, sur le caractère intrinsèquement mauvais de ce produit, est au contraire une construction sociale, et que cette construction sociale, loin d’?uvrer pour le bien de cette frange de la société qui est toxico-dépendante, lui nuit au contraire et l’enferme dans les termes d’une impossible alternative – si l’on concède tout cela, alors il faut être capable de faire lucidement le pas supplémentaire qui consiste à dire: désencombrons la clinique de la morale, dégageons l’aspect thérapeutique des toxico-dépendances de leur aspect prétendument éthique.

Une étrange immoralité

C’est pourquoi j’aimerais conclure sur un aspect qui n’est à mon sens pas assez souvent mis en valeur, c’est celui de la liberté thérapeutique. Tel est à mon avis un aspect éthique central des questions liées à la toxico-dépendance, bien plus central en l’occurrence que celui du grand principe de respect des libertés individuelles. Voilà un patient qui s’adresse en confiance à un thérapeute, avec une demande bien réelle, même si lui-même n’arrive pas à la formuler clairement, même s’il ne sait pas au juste si elle découle de la souffrance de son âme ou de la douleur de son corps; il vient toutefois avec une demande, et c’est après tout bien à la sagesse pratique, ou plus prosaïquement à l’expérience du thérapeute de découvrir quelle elle est, cette demande réelle. En tous les cas, elle est à chaque fois singulière, et chaque demande est particulière; personnellement, je retire entre autres de mes lectures l’incroyable difficulté qu’il y a à faire des statistiques fiables, étant donné la principielle singularité des cas. En voyant cela de l’extérieur, on se dit que vouloir faire des statistiques en matière de toxico-dépendance, c’est un peu comme si l’on voulait mettre en statistique le style des peintres à travers les âges: on pourrait regrouper, certes, des données intéressantes, voire significatives, mais on manquerait à chaque fois l’essentiel, qui est, précisément, la singularité de chaque style. Or, en matière de drogues, voilà les thérapeutes mis en présence de demandes, d’histoires à chaque fois particulières, et on limiterait a priori leur réponse en vertu de prohibitions dont j’ai essayé de montrer combien elles étaient fétichistes? D’un point de vue éthique, cela semble absurde, et loin que la prescription d’héroïne soit immorale, c’est bien plutôt sa prohibition thérapeutique par le législateur qui l’est, en empêchant le cas échéant de répondre adéquatement à une demande spécifique. Si dans l’évaluation des stratégies de prescription de stupéfiants, on démontrait qu’il n’y a qu’un seul cas, tout autre stratégie de soins ayant été épuisée, pour lequel la prescription d’héroïne s’est révélée bénéfique, ce serait un crime, à vrai dire étrangement immoral, que de ne pouvoir le soulager en vertu d’une interdiction légale. C’est l’affaire spécifique des thérapeutes et des patients à eux associés que de déterminer la thérapie adéquate pour chaque cas d’espèce, de la psychanalyse à la prescription d’héroïne, en passant par toutes les stratégies d’accompagnement psychique. Ce qui importe, c’est la liberté thérapeutique, et ce qui importe à la liberté thérapeutique, c’est d’être affranchie du joug d’interdictions sociales qui n’ont le plus souvent d’autres raisons d’être qu’une croyance fétichiste dans le caractère malin des drogues, que l’on met pour cette raison même toutes dans le même sac. Et s’il y avait tout de même de bonnes raisons de prémunir contre l’usage de telles ou telles drogues, – on peut par exemple à bon droit penser que notre système nerveux n’est simplement pas fait pour absorber des substances aussi fortes -, ce ne sera là encore pas l’interdiction qui nous en dissuadera, mais un patient travail d’information.

En amont des traitements, le salut – mais un salut modeste, un salut minuscule, pas un salut kénotique – le salut ne viendra que de l’éducation, pas de l’interdiction. Quant à la clinique elle-même, son salut, le même salut minuscule, viendra de la liberté thérapeutique et de la diversification des soins, pas de la prohibition.